Le « faux soi » est un concept qui est au cœur du discours sur le narcissisme, mais qui est rarement exploré en profondeur. D’une certaine manière, il est aussi ambigu et difficile à définir que le vrai soi.
J’ai réfléchi au faux soi pendant des années, à la fois en tant qu’idée et en tant qu’élément qui pourrait exister en moi, ce qui suscite souvent des sentiments de résistance. Cette résistance interne fournit le premier indice sur le faux soi : il ne veut pas être exposé.
Alors, que cache le faux soi ?
Pour savoir ce qui est faux, révélez ce qui est vrai
Commençons par examiner le vrai soi et l’ego.
Le vrai soi est votre plan interne. C’est votre potentiel universel et ancestral, qui est poussé à contribuer au jeu de l’évolution en exprimant son énergie dans le monde. Le vrai soi contient tes émotions, tes instincts, ta nature, tes pulsions et tes archétypes, tels que le guerrier, le diplomate, le sage et l’amoureux. Le vrai soi te permet d’exprimer ton énergie dans le monde sous des formes fascinantes, depuis la capacité à affirmer ta force jusqu’à ta capacité à diriger les autres, en passant par la recherche de solutions intelligentes aux problèmes. Pourtant, le vrai soi n’a ni esprit ni yeux. Pour cela, il a besoin de l’ego.
L’ego est ton représentant dans le monde. Il analyse, juge et prend des décisions dans ce qu’il estime être ton intérêt. L’ego détermine les actions qui te permettront d’être en sécurité, de t’épanouir et de prospérer dans la vie. Il modifie également la façon dont tu interagis avec les autres, en adaptant ta personnalité à différents contextes afin de mieux répondre à tes besoins. Tu peux être soumis et conciliant, dans le but d’amadouer les autres pour qu’ils te soutiennent. Tu peux aussi être dur et agressif, dans l’espoir de forcer la coopération. Si tu juges quelqu’un comme « inférieur » ou nuisible à ta position dans la société, tu peux devenir méprisant et détaché, cherchant à éviter toute influence négative de sa part.
Lorsqu’il est isolé, l’ego apparaît comme un outil de manipulation froid et avide, ce qu’il est précisément. L’ego est un outil de l’esprit qui a évolué pour devenir une machine à satisfaire les besoins. Mais un monde guidé par des « machines » mène à l’exploitation et à la ruine. Les humains sont motivés par bien plus que leurs besoins fondamentaux. Le but. La beauté. Le sens. L’amour. L’appartenance. La connexion. La joie d’être. Ce ne sont là que quelques-unes des qualités authentiques qui se trouvent au-delà de l’ego. Pour fonctionner d’une manière bénéfique à l’humanité, on a besoin d’un ego sain qui s’allie au vrai soi.
L’harmonie intérieure et extérieure
Un ego sain vise à lire avec précision notre réalité intérieure, c’est-à-dire les desseins mystérieux de notre vrai soi, tout en l’harmonisant avec la réalité extérieure, c’est-à-dire ce que le monde attend de nous.
Le vrai soi est en effet un organisme métaphysique mystérieux, chaque personne semblant naître avec une « nature » unique. Le tempérament d’une personne est fortement influencé par son vrai soi, ainsi que par ce qui l’attire et ce qui résonne en elle. Certaines personnes sont des guerriers par nature, avides de relever le défi de conquérir et de façonner le monde selon un dessein supérieur. D’autres sont des penseurs et des philosophes, capables d’accéder à des royaumes cachés et de partager leurs découvertes pour le bien de l’humanité. Certaines sont abrasives par nature, d’autres sont des guérisseurs.
Quand une personne a un système nerveux régulé, qu’elle est en phase avec son vrai soi et qu’elle comprend comment la réalité et le monde fonctionnent, alors le vrai soi peut mieux se réaliser. Une telle personne connaît intimement et accepte sa nature. Armée d’un ego sain, elle négocie sa place dans le monde.
À moins, bien sûr, qu’elle ne porte un traumatisme complexe, auquel cas sa trajectoire est très différente.
L’ego blessé
Développer un ego capable de guider le vrai soi vers la réalisation est un processus délicat. Ça demande une éducation parentale habile et sage.
Un enfant commence sa vie dans un état pur et authentique, avec un ego émergent assoiffé de connaissances. En plus d’expliquer à l’enfant comment fonctionne le monde et comment y agir, un parent sain renforce le vrai soi de l’enfant de différentes manières.
Il prend le temps de vraiment voir et reconnaître l’enfant tel qu’il est et non tel qu’il aimerait qu’il soit. Il exprime sa joie de la présence de l’enfant. Il respecte également l’enfant et lui laisse de la place pour ses émotions, l’aidant ainsi à réguler son état intérieur. Il veille à ce que l’enfant se sente soutenu. Il dit la vérité, tient ses promesses et veille à ce que l’enfant se sente en sécurité et ne soit jamais dépassé. Une telle éducation saine permet à l’enfant de s’épanouir dans le monde.
Bien sûr, personne n’est parfait. Certains parents agissent d’une manière qui blesse et traumatise l’enfant. La vie peut être chaotique et destructrice. La guerre, les difficultés économiques, les tragédies, les conflits et d’autres malheurs peuvent frapper à tout moment. Certaines personnes sont obligées de devenir parents avant d’être prêtes. Tout ça crée de l’agressivité, de la colère, de l’amertume et un comportement destructeur, qui ont un impact négatif sur la façon dont un parent traite son enfant.
Un parent peut exprimer son dégoût et être repoussé par son enfant. Il peut rejeter les vrais sentiments, les désirs et les besoins de l’enfant, et le forcer à répondre à des attentes rigides. Un parent malsain peut humilier et manquer de respect à son enfant de manière rituelle. Il peut lui mentir ou rarement tenir ses promesses. Lorsque l’enfant se sent déséquilibré, le parent malsain le néglige et le rejette, le laissant submergé et seul face à son chaos intérieur. La trahison et la terreur tourmentent souvent l’enfant d’un parent malsain.
Ces mauvais traitements traumatisent l’enfant et fracturent son vrai soi. Son système nerveux devient super stimulé et son corps se crispe comme un roc pour résister aux émotions. L’enfant se dissocie de son expérience intérieure et est à peine capable de sentir son corps, sans parler de se connecter à son vrai soi. En matière de développement de l’ego, l’enfant devient étourdi et confus, incapable de donner un sens à quoi que ce soit, ni à l’intérieur ni à l’extérieur de lui-même.
La paranoïa s’empare de l’enfant traumatisé. Il ne se sent jamais en sécurité et s’attend constamment au pire. Le monde devient un enfer dystopique. Finalement, l’enfant perd le contact avec son vrai soi et tombe dans une pseudo-réalité dissociée. Au lieu de vivre une vie qui a un sens et un but grâce à son vrai soi, l’enfant traumatisé est obligé de contourner complètement son authenticité.
Tourmenté par un traumatisme complexe, l’enfant développe des blessures centrales causées par les formes d’humiliation, de trahison, d’abus et de négligence mentionnées ci-dessus. Une fois qu’une blessure centrale s’est formée, elle reste là, douloureuse, à la recherche d’une solution qui n’existe pas.
Mais la vie doit continuer. Pendant ce temps, les blessures centrales de l’enfant restent refoulées par le déni, la tension musculaire et la dissociation. Pour survivre à son environnement hostile et résoudre une situation intenable, l’enfant invente un « nouveau soi » à partir de rien. Ce nouveau soi est le produit de l’ego primitif de l’enfant. Son but est d’engourdir la douleur de l’enfant, de satisfaire ses besoins négligés et de reconstituer son soi fracturé. Cependant, le faux soi n’a pratiquement aucune conscience de la réalité intérieure de l’enfant. Il observe plutôt attentivement le monde extérieur à travers le prisme de la paranoïa, cherchant des moyens de manipuler la réalité dans l’espoir de créer un semblant de normalité.
Plutôt que de satisfaire ses besoins réels, le faux soi vise à apaiser ses blessures centrales, qui sont des puits sans fond de désespoir créés par des abus chroniques. Avant tout, le faux soi est un outil de justice, cherchant à faire table rase du passé et à compenser ce qui « manque » désormais à l’enfant traumatisé.
Les multiples visages du faux soi
Comme les narcissiques sont complètement coupés de leur vrai soi, ils se sentent morts à l’intérieur. En tant qu’enfants, ils ont été déshumanisés et ignorés, jamais reconnus pour ce qu’ils étaient vraiment. Par conséquent, l’enfant a créé un faux soi destiné à extraire l’énergie des autres (approvisionnement narcissique), et qui devait être plus spécial et supérieur aux autres (grandiosité).
C’est bien connu, bien sûr. La grandiosité et la dépendance à l’approvisionnement narcissique sont les deux piliers du faux soi narcissique. Cependant, le sentiment d’être vivant et d’être vu ne sont que deux des nombreux besoins authentiques de l’être humain. Pour mieux comprendre le faux soi, nous devons prendre en compte toutes ses blessures centrales possibles et les stratégies de compensation qui en résultent.
À l’aide des cartes des troubles de la personnalité des groupes A et B, nous pouvons illustrer les nombreuses formes que peut prendre un faux soi :
- Histrionique : parce qu’il se sent indésirable, l’histrionique cherche à être désiré par tout le monde tout le temps, en se comportant de manière séductrice et sexuelle pour obtenir des faveurs.
- Psychopathe : se sentant chroniquement humilié et méprisé, le psychopathe cherche à reprendre le contrôle et à se donner un statut divin. Il y arrive en manipulant et en punissant les autres jusqu’à ce qu’ils se soumettent, peu importe le prix à payer.
- Personne limite : laissée seule à se noyer dans l’océan de ses dérèglements émotionnels, la personne limite joue le rôle de la personne innocente dans le besoin, cherchant un sauveur ou un sauveur qui sera son roc émotionnel et son « ami spécial ».
- Personne paranoïaque : après avoir été constamment trahie et trompée, la personne paranoïaque reste hyper vigilante, ne faisant jamais confiance au monde et le scrutant à la recherche de menaces dans l’espoir de se sentir en sécurité.
- Schizoïde : Le schizoïde est le résultat d’une vie passée à être terrorisé et submergé. Quand les émotions négatives de l’enfant le déstabilisent au point de le désintégrer, il « se déconnecte » et cesse de s’engager mentalement dans le monde. Le schizoïde finit par voir le monde à travers une « fenêtre psychologique ». C’est une façon de se sentir en sécurité, comme une « autruche dans le sable ».
L’ego détourné
Au fond, le faux soi est une dernière tentative pour renforcer un vrai soi fracturé. En prenant le contrôle de l’ego et en prenant sa place, le faux soi trompe le monde pour qu’il satisfasse ses besoins malsains et insatiables. Le faux soi est détaché de la réalité tout en portant un masque de normalité. C’est souvent la seule protection qui empêche une personne de sombrer dans la folie et l’autodestruction.
Si quelqu’un se sent chroniquement indigne d’être aimé, il ne cherchera peut-être jamais l’amour et la connexion. Une avalanche de trahisons et d’humiliations peut te laisser noyé dans une honte qui te brise l’âme. La dérégulation émotionnelle embrouille ton esprit et te plonge dans le vertige psychologique et la folie. Ne pas avoir le contrôle sur ton sentiment de sécurité est inacceptable, sans parler de la terreur qui peut te pousser jusqu’à la mort. Quand ton système nerveux est déjà à bout, ne pas pouvoir « déconnecter » est aussi une condamnation à mort. Le faux soi est la forme la plus brute de survie dans ces situations intenables.
Par conséquent, plutôt que d’associer le faux soi uniquement aux narcissiques, nous devons le considérer comme une entité bien plus complexe, dotée de capacités tout aussi complexes. La confusion entre le faux soi et le vrai soi équivaut à la question de savoir ce qui est réel et ce qui ne l’est pas — la frontière entre les deux peut souvent être floue.
Imagine le vrai soi comme une forme avancée d’une plante en fleur. Quand il est brisé et traumatisé, le processus naturel de floraison du vrai soi est contrecarré. Ses feuilles et ses racines sont écrasées et éparpillées. Imagine que cette fleur refuse d’accepter un tel destin et tente malgré tout de fleurir. Le résultat est un enchevêtrement de feuilles, de racines, de tiges et de fleurs très différent d’un spécimen « normal ».
C’est ce que c’est que d’avoir un faux soi. La personne traumatisée, qu’elle soit narcissique, histrionique, psychopathe, limite, schizoïde, paranoïaque ou une combinaison de tout ça, est une fleur brisée qui ose quand même s’épanouir, souvent en défiant la réalité. Une telle personne prend des raccourcis vers la « normalité » et laisse derrière elle une traînée de manipulation, de confusion et de douleur.
La différence fondamentale avec l’analogie de la plante, cependant, est que le faux soi apparaît souvent comme étant complètement formé et « normal ». Il accomplit ce miracle grâce à la fantaisie. Quand tu rencontres quelqu’un avec un faux soi, tu as le sentiment que quelque chose ne va pas. Beaucoup de gens remarquent les incohérences et s’éloignent. D’autres sont attirés dans le « royaume » imaginaire du faux soi et sont captivés par la fantaisie.
Plus tu apprends à connaître une personne, plus le faux soi se révèle. Lentement mais sûrement, tu obtiens d’autres indices sur la façon dont cette personne défie la réalité dans tous les aspects de sa vie. C’est le cas pour toutes les formes de faux soi. Si les besoins, les blessures et les manipulations varient d’un type à l’autre, tous sont enracinés dans un traumatisme. Et après avoir été trompé par une telle distorsion de la réalité, tu te retrouves désemparé et perturbé, et il te faut de nombreux mois pour redresser tes branches et pour que tes fleurs s’épanouissent à nouveau dans leur état d’origine.